Les jeux à deux joueurs forment une famille un peu à part dans le vaste monde des jeux de société modernes. S'ils se sont fait une place de choix dans les jeux traditionnels (tric trac ou backgammon, dames, et bien sûr échecs), ils ne représentent qu'une infime proportion des jeux sortis ces dernières années. Rien d'étonnant me direz-vous, puisque de nombreux jeux sont prévus pour un nombre variable de joueurs, dont deux... Pourquoi alors vouloir créer des jeux spécifiquement pour cette configuration ?
C'est que bien souvent, de très bons jeux à plusieurs se révèlent décevants à deux, comme s'ils n'avaient pas été « prévus pour »... Le jeu paraît plus mou, plus fade, avec moins d'interaction. Dans cette version apparemment appauvrie du jeu, les deux joueurs se gênent moins, chacun ayant un peu l'impression de jouer dans son coin. C'est le cas de nombreux classiques (Aventuriers du rail, Catane, Risk, Smallworld, 7 wonders...) qui se basent souvent sur des conquêtes de territoire, du commerce... : à tel point que les éditeurs se sont empressés, pour certains titres, de produire une version deux joueurs, comme 7 Wonders duel par exemple. Et pour cause ! La saveur du jeu à deux repose sur des ressorts bien spécifiques : à deux, dans un jeu compétitif, il n'y a pas d'alliance, pas de compromis possible, entre les joueurs !
Cela a pour conséquence de diminuer les échanges verbaux entre joueurs, mais de aussi de décupler l'attention au jeu de son partenaire : que fait-il, que va-t-il faire, et pourquoi ? L'interaction n'est donc pas moins forte, mais plus directe et moins variable que dans un jeu à 3 joueurs ou plus. D'autres part, le nombre d'adversaires étant limité à un, il y a moins d'informations à prendre en cours de jeu sur les choix stratégiques de chacun. En revanche elles ont une importance d'autant plus cruciale, car le jeu du joueur en face de moi impactera directement le mien. Les jeux à deux ont donc souvent une intensité bien particulière. Concernant les jeux coopératifs, rarissimes sont les titres spécifiquement conçus pour deux joueurs : en effet, de nombreux titres de ce genre reposent sur la complémentarité de rôles et/ou de capacités différentes entre les joueurs (Magic Maze, Pandemic, l'île interdite...), mécanique qui perd beaucoup de sa saveur à deux joueurs. Mais il existe des exception (voir sélection ci-dessous).
Pour le CDI, les jeux à deux sont une option intéressante. Souvent, professeurs-documentalistes ou adultes encadrant le jeu à l'école, nous sommes pris dans une contradiction : convaincus que le jeu de société développe les compétences psycho-sociales des élèves, nous avons peur toutefois que le jeu nous échappe, que les interactions entre élèves deviennent sources de nuisance. Les jeux à deux résolvent à leur façon cette équation : ils offrent une dimension tactique importante, qui fait la part belle à l'observation et l'anticipation de ce que fait l'adversaire, mais joués en « face et face », ils sont plus facilement source de concentration, de calme*. Ils permettent à des élèves découvrant le jeu de société de se concentrer plus facilement sur les mécanismes et la stratégie, ce qu'ils ne feraient pas forcément dans un groupe plus large, ou l'effet « bande de copains » reprend plus facilement le dessus. Pour ces raisons, ce sont les seuls jeux qui sont systématiquement disponibles en temps d'accueil dans mon CDI : ils ne remplacent pas pour autant les jeux à 3 joueurs ou plus, qui travaillent d'autres attitudes (négociation, bluff, observation, croisées, optimisation et planification à long terme) et offrent des sensations différentes. Voici quelques incontournables du genre :
Simple et efficace :
Quarto, Quorridor, Quantik, Quixo, Squadro : Ces classiques de l'éditeur Gigamic ont l'avantage d'être simples, courts et très tactiques. Leur côté minimaliste les destine à un large public. Abalone est également une bonne option, mais il a l’inconvénient d'avoir des pièces qui roulent...
Bison : Un jeu à la fois asymétrique et d'une simplicité extrême, ce qui est plutôt rare : les deux camps (indiens ou bisons) n'ont pas les mêmes avantages ou inconvénients, ni les même conditions de victoire. Une expérience souvent nouvelle pour les élèves, qui leur demande de se décentrer et comprendre la logique de l'adversaire.
Okiya : Une relecture simple et géniale du morpion ou puissance 4 : on essaye d'effectuer des alignements, mais ici, nos coups obligent l'autre joueur à placer ses pièces à certains endroits. Les erreurs se paient cher !
Ninja Taisen : Un incontournable de mon CDI, à mi chemin entre la bataille et le traditionnel pierre-feuille-ciseaux. Ce jeu de cartes, pur jeu d'affrontement, demande beaucoup d'anticipation : peu évidente pour certains élèves, cette capacité est toutefois facilitée par un jeu très visuel, qui rend lisible les stratégies possibles.
Hive : Comme aux échecs, les deux joueurs doivent protéger leur reine, capturer celle de l'adversaire, au moyen de pièces différentes...mais ici pas de plateau et les pièces sont des insectes ! Un incontournable du genre.
Schötten Tötten : Ce petit jeu de cartes, qui s'inspire des suites des jeux de cartes classiques (brelan, couleur), demande d'avoir une bonne vision d'ensemble du jeu, et de savoir faire des sacrifices : laisser un objectif secondaire à l'adversaire pour se concentrer sur un autre, plus décisif.
Kamisado : Comme Okiya , un classique revisité, mais cette fois ci il s'agit des dames. On retrouve également le principe du jeu sous contraintes, puisqu'en plaçant nos pièces sur certaines cases colorées, on oblige l'adversaire à jouer une pièce de la même couleur.
Onitama : On retrouve aussi l'esprit du jeu d'échecs dans ce jeu de capture de pièces assez diabolique. En début de partie, on tire aléatoirement des cartes qui indiqueront comment les pièces pourront se déplacer pendant le jeu...et ces cartes circuleront entre les joueurs ! Un défi d'adaptation, et un gage de renouvellement de partie en partie.
Star realms :Un petit jeu de cartes, qui met en scène l'affrontement de deux puissances intergalactiques à la star Wars. Basé sur le principe du deckbuilding, le jeu permet des combinaisons de cartes dévastatrices ! Un excellent titre pour découvrir cette mécanique.
Les cités perdues : Des règles extrêmement simples, minimalistes même, mais une grande subtilité stratégique et des choix cruciaux. Un classique déjà ancien, qui s'inspire des jeux de suites traditionnels, comme la réussite.
Un peu plus stratégique:
Tea for two : Une relecture amusante et subtile du jeu de la bataille : on retourne simultanément la carte du dessus de son paquet, et la carte de plus forte valeur gagne...mais ici la carte victorieuse permet d'intégrer des nouvelles cartes dans son paquet (selon le principe du deckbuilding), de faire des actions supplémentaires, de marquer des points de victoire... Une courbe d'apprentissage étonnante pour un jeu de ce format !
Jaïpur : Un jeu de commerce très plaisant, où chacun doit essayer de faire les plus belles ventes de marchandises au nez et à la barbe de l'adversaire. Il faut en effet sans cesse faire des choix difficiles pour ne pas lui laisser de trop belles opportunités.
Patchwork : Incontestablement mon coup de cœur de cette sélection ! Derrière le joli matériel et la thématique originale de la couture, se cache un bijou stratégique aux multiples facettes : gestion de ressources, gestion du temps, course, placement de tuiles à la Tetris. Un vrai jeu de réflexion, profond, et pourtant assez simple d'accès.
Raptor : Un jeu asymétrique pour un thème très « Jurassic park » : un joueur joue une famille de vélociraptor vivant sur une île déserte, l'autre l'équipe de scientifiques venus capturer les petits pour les étudier. Comme tous les jeux asymétriques, il y a de grosses spécificités de règles pour chaque camp, ce qui peut compliquer leur assimilation.
Mr Jack : Un classique du jeu à deux, asymétrique également, où chacun avance masqué et dissimule ses intentions. Mister Jack, qui doit échapper à la police en prenant l'identité d'un personnage du plateau, et la police, qui ne doit pas trop montrer où se portent ses soupçons. Informations cachées, bluff, temps limité ...un jeu qui met les nerfs à rude épreuve !
Encore plus stratégique :
Ihmotep duel : La version deux joueurs du jeu de stratégie et de construction. Prendre de vitesse son adversaire (il faut achever la construction de 4 grands monuments avant lui), mais aussi le bloquer ou lui couper l'herbe sous le pied : un modèle d'interaction forte et sournoise !
Watergate : Un thème fort, la crise du Watergate sous la présidence Nixon, que rend parfaitement le rythme et l'asymétrie du jeu : les joueurs (journalistes ou président) possèdent des cartes et poursuivent des objectifs complètement différenciés. Une plongée captivante dans les ressorts des intrigues politico-médiatiques.
Seven wonders duel : La version réadaptée pour deux joueurs du grand classique... et pour certains (dont votre serviteur) encore meilleure ! Grâce à un astucieux système d'étagement de cartes culture, pouvoir militaire, commerce, sciences , les joueurs bâtissent progressivement leur civilisation antique et leur merveilles du monde à coup de dilemmes : quelle carte prendre, et quelle carte ne pas laisser à l'adversaire ? Du grand art.
Agricola big box : la réédition de la version deux joueurs du cultissime jeu de gestion Agricola ! Moins complexe que son aîné, ce titre agricole (les joueurs développent une ferme) est un pur jeu de gestion de ressources : matériaux, nourriture, bêtes et semis, tout est compté et chaque partie sera tendue....mais que c'est bon !
Sans oublier...
N'oublions pas cependant de nombreux jeux jeux compétitifs à plusieurs, qui fonctionnent très bien aussi à deux : Robin Wood, Santorini, Médina, Splendor, Little Town, Armadöra, Lumens, Tasso, Kingdomino, Châteaux de Bourgogne....et bien d'autres ! Il existe également des jeux coopératifs qui ne reposent pas sur des capacités différenciées entre les joueurs et fonctionnent bien à deux : Bandido, Team Up, The Mind, Hanabi... Y jouer à deux possède une saveur de complicité particulière, car il est plus simple de s'entendre et se mettre d'accord avec un seul partenaire !
Thaddée
*Même si les élèves adorent les détourner en jeu en équipes , avec force commentaires !
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